![Becoming Anna-Eva Bergman](https://s3.perrotin.com/d:689x405/exhibition/10607_v_1718899729.jpg)
Bergman, des ruines du monde à l'horizon nouveau, catalogue d'exposition du Musée des Beaux-Arts de Caen, 2019
par Thomas Schlesser, directeur de la Fondation Hartung-Bergman
Lacérée de frontières, l'Europe du XX° siècle a été celle de toutes les plaies. Et pour ceux qui découvriraient ici Anna-Eva Bergman, il faut peut-être commencer par se la figurer à contretemps de cette Histoire purulente. Car cette insaisissable artiste fut un être du passage continu, à travers le continent, et même la planète. Consulter à la Fondation Hartung-Bergman son passeport des années 1960 permet par exemple de voir un document constellé d'encre de tampons du monde entier, jusqu'aux États-Unis. La chose n'est pas anecdotique. Anna-Eva Bergman fut en effet une grande voyageuse, à plus forte raison au regard de ce qu'était le destin type d'une femme née en Norvège en 1909. Certes, on exagérerait si on la présentait comme une peintre aventurière, à la façon d'un Rockwell Kent par exemple (qui avait lui aussi un tropisme nordique très prononcé), mais depuis son enfance la plus embryonnaire, la boussole de sa vie l'a conduite partout. Ce n'est pas un hasard si ses mémoires encore non publiées commencent par deux récits de passage d'un territoire à l'autre : le premier est délicieusement incongru, puisque la mère de la petite Anna-Eva, âgée de six mois, la transporte de la Suède à la Norvège empaquetée dans une corbeille à linge -plus tard, elle croquera la scène -tandis que le second relate un transit en bateau vers l'Angleterre, lors duquel la fillette déplore la perte de son ours en peluche tombé à la mer. Un autre fait biographique d'apparence anodine s'avère profondément signifiant. En 1931, elle passa son permis de conduire en même temps que son mari Hans Hartung, ce qui, à l'époque, constituait une gageure et une exception sociale tant l'accès à l'automobile était parasité par les stéréotypes de genre. En 1929, en France, on ne comptait ainsi qu'un peu plus de 25 000 candidates au sésame pour la route et, quand Anna-Eva Bergman l'obtint, elle n'avait que 22 ans à peine, preuve que la mobilité est quasiment ontologique chez elle.
Au gré des événements, Anna-Eva Bergman a changé cinq fois de nationalité dans sa vie. Elle fut suédoise, norvégienne, allemande, à nouveau norvégienne, puis française. Et ces changements de nationalité ne disent encore rien de son vécu sur les îles britanniques, de ses études en Autriche à Vienne, à la prestigieuse Wiener Kunstgewerbeschule en 1928, rien de son quotidien en Espagne, aux îles Baléares, en 1933-1934, dont elle tira un livre, rien encore de ses mois pénibles passés en Ligurie en 1937. Quant aux langues, il suffit de lire certaines séquences de sa correspondance avec Hartung pour comprendre quelle joie elle avait de passer de l'une à l'autre, en cassant là encore, non sans humour, barrières et frontières. Enfin, si elle se lançait dans un projet de livre de cuisine comme elle le fit dans les années 1930, c'était là aussi pour offrir des « recettes du monde entier » et ouvrir une lucarne sur autrui, sur l'ailleurs.
Bergman n'a certes pas été une exploratrice, mais elle fut incontestablement une enquêtrice. Chacun de ses cheminements est l'occasion d'observations dont elle devait tirer jusqu'en 1952 de nombreuses illustrations, drôles et mordantes. Elle y puisa de surcroît jusqu'à la fin de sa vie des chroniques édifiantes, dont la tonalité enrichit et prolonge les qualités de dessinatrice qu'elle avait abandonnées au profit de son « art d'abstraire». Les voyages de 1950 et de 1964 en Norvège, au cœur de la présente exposition, n'échappent pas à la règle. C'est un vrai plaisir littéraire de l'entendre parler, dans les carnets qui accompagnent le premier périple, des groupes de bigots qui l'exaspèrent en entonnant sans cesse des chants religieux et de l'écouter, dans ses souvenirs de la seconde expédition, évoquer tour à tour le soleil de minuit, l'acculturation forcée des Lapons et l'improbable déambulation du cirque Medrano, avec ses éléphants et ses lions, au fin fond de la ville de Bodø. Il y a chez Bergman un vrai regard sur le monde, un regard de journaliste au sens le plus noble du terme, une sorte de sens critique mâtiné de tendresse. Lectrice entre autres de Saint-Exupéry, de Stefan Zweig et surtout de Potocki dont le Manuscrit trouvé à Saragosse était son ouvrage de chevet, Bergman avait une grande inclination pour la littérature capable de sonder toutes les cultures, du centre et des marges. Et elle collectait abondamment la presse, compulsait la revue Planète dont elle possédait l'intégralité des numéros. Le spectre de sa curiosité semble vraiment sans limite.
Cette liberté n'était pas sans rançon. Quand elles sont acharnées, viscérales, les itinérances ne laissent jamais tout à fait indemnes; elles ont usé la santé de l'artiste, ont sans doute participé à certains sacrifices personnels et professionnels et, inévitablement, elles ont précipité des brèches sur les laideurs humaines. Il convient d'en dire un mot. Les deux voyages en Norvège de 1950 et 1964 sur lesquels se focalise la présente exposition furent l'un et l'autre cruciaux dans le parcours de Bergman.
Le formidable travail conduit par Emmanuelle Delapierre, Christine Lamothe et Céline Flécheux permet de comprendre, dans leurs moindres détails, les soubresauts perceptifs que ces expéditions nordiques soulevèrent et l'incidence esthétique de ces sensations de nature. ll n'est pas question ici de défricher insolemment leur énorme chantier. Nous voudrions simplement, en guise de complément, faire honneur à un autre voyage, légèrement postérieur à celui de 1950. Anna-Eva Bergman se rendit en effet en Allemagne début 1952 afin d'y rencontrer des artistes, avec l'aide d'un compagnon insigne, le critique et historien Will Grohmann, puis d'envoyer le récit de son parcours à Morgenbladet, grand titre de presse norvégien. En mai, parurent ainsi des « fragments d'art et de culture» signés de son nom. Fragment? C'était un terme que Bergman avait déjà employé en 1951 après son séjour à Citadelløya. Fragment d'une île en Norvège désignait en effet une série de peintures et de dessins aiguillée par les phénomènes de corrosion minérale sous l'effet de l'eau et du vent. Quelques mois plus tard, dans un tout autre contexte, ce terme réapparaissait donc, et s'avérait particulièrement approprié ... Le nazisme vaincu avait laissé place à un pays scindé par la défaite; un pays gangréné par la culpabilité et quelques résidus nostalgiques d'impérialisme aussi; et puis, plus que tout, un pays écroulé sur lui-même, ne respirant dans les décombres que la poussière et la misère. C'est cette impression-là qui a frappé Bergman : un pays de ruines. Elle les dessinera tragiquement, notamment Budapester Strasse réduite alors à des lambeaux de façade flottante et crénelée par les bombes -une voie qui étale aujourd' hui sur 1 km une modernité rutilante.
Ces ruines, sa plume les invoquera, en jouxtant leurs fantômes d'une touche d'espoir, quoique maigre : « Lankwitz [quartier de Berlin]. ruines et encore ruines -de temps à autre lumière provenant d'une cave. Une villa habitable réutilisée. De ma fenêtre, je ne vois que des ruines aux alentours. » Bergman s'interroge lors de ce voyage sur les ressorts potentiels d'un redressement de l'Allemagne. Empathique, elle se lamente au diapason des peintres à qui elle rend visite et qui ont pour certains tout perdu, à l'instar de Karl Hofer dont la Gestapo avait censuré et détruit la production et qui, vieux, pétrifié de chagrin, cherchait à refaire d'anciennes œuvres de mémoire.
Mais surtout, Bergman rattacha étonnamment ce voyage parmi les délabrements d'un conflit encore récent à la Norvège, ce qui ne laisse pas de surprendre. Que dit-elle exactement ? Au fil des carnets où elle consigne ses intuitions, elle parle soudainement, le 27 février 1952, d' « associations macabres » et on peut donc supposer qu'elle opère un glissement psychique, une sorte de condensation si l'on veut. Elle explique alors sous forme de notes : « Commencement archaïque (Norvège)!/ ruines - Berlin -Allemagne donnent un pressentiment d'une nouvelle ère archaïque» puis elle imagine le retour à un « nirvana» des premiers temps.
Dans cet apparentement des vestiges de la guerre d'un côté et des structures minérales, des escarpements séculaires du Finnmark de l'autre, se mêlent déclinisme - la civilisation s'éteint, périclite -et foi en une renaissance portée par une énergie primordiale, tellurique, dont sa peinture va se montrer l'agent. ll n'est pas impossible que cette « association macabre», sans que Bergman ne la présente ainsi ni ne fasse de rapprochements explicites entre les deux expériences, ait également été encouragée chez elle par une constatation commune, en Norvège et en Allemagne, du désœuvrement similaire des populations devant les reconstructions nécessaires pour avoir une maison. En 1950, elle avait été abasourdie et exaspérée par le traitement colonial et méprisant réservé aux Lapons, dont l'habitat avait été ravagé lors des campagnes pour le contrôle des mines de nickel entre Finlandais et nazis à la fin du conflit mondial, exactement comme elle est heurtée en 1952 par l'errance des Berlinois parmi les gravats. Quoi qu'il en soit, devant la transformation tragique de la technologie militaire en état quasi-archaïque, rudimentaire, Bergman apporte une réponse artistique. Je ne dis pas ici que ce sentiment de l'Histoire soit la seule motivation à son « art d'abstraire » qui avait déjà germé en amont, mais je pense qu'on peut capter là un facteur primordial et sous-estimé. Un peu à la façon, d'ailleurs, de Barnett Newman à la même époque-artiste que Bergman devait d'ailleurs rencontrer et apprécier lors d'une visite en 1969 d'une de ses expositions chez Knoedler and Company à New York. On sait que le peintre américain a cheminé vers l'abstraction pour quantités de raisons différentes, dont certaines relevaient d'une évolution formelle intrinsèque. Cependant, Barnett Newman eut également une déclaration célèbre sur son « retour à zéro » : « Il y a eu la guerre et Pearl Harbor et la Bataille d'Angleterre [ ... ]. Ce que cela a signifié pour moi, c'est qu'il me fallait repartir à zéro, comme si la peinture n'avait jamais existé, ce qui est une façon particulière de dire quel a peinture était morte. [ ... ] Les vieux trucs étaient dépassés. Ils n'avaient plus de sens. Ils n'avaient plus aucun impact dans cette situation de crise morale. » Si l'on accepte, dans le cas de Bergman, l'hypothèse que la guerre et ses désastres fussent pour elle aussi une « crise morale » remettant en question toute pratique culturelle et artistique, alors I' « association macabre » qu'elle opère entre le spectacle des ruines de l'Allemagne en 1952 et I' «archaïsme» des structures naturelles de la Norvège un an plus tôt - une association du pire et du zéro-, prend tout son sens.
En outre, l'examen du vocabulaire des formes et de leurs appellations dans les années qui suivent 1952 rappelle en bien des occurrences que les traumatismes d'un conflit sanglant n'étaient jamais bien loin. Le développement de thèmes qu'elle baptise « stèles », « formes agressives» et« saccadées», ou encore «tombeaux», sans réduire Bergman à l'expression d'un drame, témoigne au moins d'un inconscient, et plus vraisemblablement d'une conscience, intimement travaillés par les ruines du monde.
Préciser cela, c'est aussi se prémunir contre une tentation. L'histoire de l'art récente, dans ses composantes les plus réputées et les plus pointues, s'attèle en ce moment même à la réhabilitation des notions de « décoratif », d’« ornemental » qui, il est vrai, avaient été l'objet d'une disgrâce facile, cruelle et bien trop longue. Récemment, on a vu par exemple réapparaître le mouvement américain des années 1980 « Pattern & Decoration » au cœur des très affûtés et prescripteurs MAMCO de Genève et Consortium à Dijon ; des artistes comme Valerie Jaudon ou Cynthia Carlson, passées par un long purgatoire, sont revenues par ce biais sur le devant de la scène, de manière très convaincante d'ailleurs. Chez Anna-Eva Bergman, il y a assurément une dimension décorative et ornementale, dont est exemplaire l'usage des feuilles de métal, a fortiori quand elles ne sont plus lissées mais quadrillent la surface à la façon d'un pattern. La tentation est dès lors assez claire: inscrire Bergman dans ces mouvances-là, qui vont bénéficier dans les temps à venir d'un regain de légitimité énorme et déjà bien enclenché. Ce serait oublier d'où vient l'artiste et, tout simplement sa date de naissance : 1909. Bergman a connu une Europe morcelée et deux guerres mondiales, l'une comme petite fille, l'autre comme adulte engagée et a parcouru longuement, assidûment son continent avant d'en venir à son « art d'abstraire » qui - on insiste - relève comme chez Barnett Newman d'un « retour à zéro » face à une« situation de crise morale», et pas seulement d'une évolution esthétique immanente. Il ne faudrait cependant pas non plus outrer la gravité des œuvres de Bergman dont l'aspect luminescent, éthéré et propice à la contemplation, voire à la méditation, demeure une caractéristique essentielle. Là encore, les voyages ont joué leur part. On doit notamment renvoyer ici à une exposition presque en miroir de celle de Caen : « Anna-Eva Bergman - du Nord au Sud, Rythmes » qui revenait en détail sur les liens de l'artiste avec les atmosphères méditerranéennes de l' Espagne'. C'est en Espagne plutôt qu'en Norvège que naît dans sa peinture le thème de I' « horizon » et sa première apparition a lieu en 1962. Un an plus tard, Bergman réalise la lithographie d'un « Finnmark », très proche formellement des « horizons » et qui précède donc de quelques mois l'excursion qu'elle prépare avec Hartung, lors de l'été 1964. Ce « Finnmark » est par conséquent une projection, une promesse, davantage que la fixation d'une chose vue. Elle exécute cet archétype ultra-simplifié et intuitif de l'extrême-Nord de la Norvège comme une espèce d'appel, comme une « invitation au voyage » si l'on veut citer Baudelaire, qu'elle se formule à elle-même mais qu'elle adresse également à toutes et tous.
On sait que la peinture de Bergman exhorte le public à une certaine mobilité du corps devant la toile, car de légers déplacements donnent vie au tableau, favorisent les subtils nitescences et chatoiements générés par les feuilles d'or et d'argent et les glacis. Mais, au fond, la peinture de Bergman est une exhortation beaucoup plus ample à la mobilité ; elle agit comme un appel permanent et s'avère en ce sens digne de la célèbre prescription de Cézanne : « Il faut aller au Louvre par la nature et revenir à la nature par le Louvre » Ce n'est pas dans ce passage du musée au monde et du monde au musée qu'il y aura la réponse aux folies de l'Humain ni aux drames de l'Histoire, certes. C'est en revanche l'un des plus sûrs moyens de se réconcilier avec les beautés de l'univers, par-delà toute frontière.