
JR
par Francois Hebel - Directeur des Rencontres Photographiques d'Arles
Ce pseudonyme dit l’humour autant que la conscience aigue que ce photographe a de son action. S’affubler du diminutif de l’archétype du personnage abjecte de la série télévisée Dallas, emblème du capitalisme dans son apogée la plus égoïste, c’est vouloir prendre le système sur son propre terrain, en le minant de l’intérieur, tel un alien que l’on laisse s’installer sans tout de suite le comprendre, avant que ce ne soit lui qui prenne le pouvoir et nous entraine dans son message.
Graffeur, il l’a été. C’est en photographiant ses amis bombes de peinture à la main et en collant une exposition sauvage sur des murs de Paris, que JR est devenu photographe, affichiste, activiste un peu tout à la fois, une synthèse de son époque.
Lorsqu’en 2005 les banlieues parisiennes de Clichy sous Bois et Montfermeil s’embrasent, entrainant nombre de banlieues françaises dans leur sillage, les médias du monde entier amplifient cette révolte. JR, a 22 ans, il a grandi dans une banlieue parisienne « calme » mélange de pavillons et de grands ensembles, il ressent une injustice vis à vis des jeunes. Lui aussi a connu la peur et l’exaltation d’être proche de Paris sans avoir accès à ses codes, les escapades qui se limitent à Auber ou aux Halles.
Il se rend à Clichy sous Bois et à Montfermeil, et réalise au grand angle le portrait de jeunes en leur demandant de faire une énorme grimace. Il ironise sur l’image d’êtres enragés, asociaux, diffusée par les médias. Les séances se transforment en fous rires, et l’image déclenche une telle hilarité, que celui qui la regarde ne peut qu’éprouver de la sympathie.
Arrive alors le trait de génie. Sans doute parce qu’il trouve vain de mettre un beau tirage dans un cadre pour quelques visiteurs, il se souvient que le mur public est son espace naturel. Il imprime ses photos en affiches de très grandes tailles, accentuant la proximité des personnages. Leur présence devient intense et le rire presque sonore.
JR a jeté les bases d’un procédé qu’il décline en l’améliorant, un système dont le discours politique va aller en se précisant, en s’universalisant. Le mode de diffusion va s’affiner, l’implication des populations défendues s’accroitre, sa liberté et son autonomie financière s’organiser.
Ce travail est réjouissant car il ne cherche pas à faire œuvre à tout prix, il cherche à créer un lien social, à rapprocher des communautés, à alerter.
JR utilise la photographie dans sa souplesse. A l’heure ou l’obsession est au tirage et sa qualité inspectée par les collectionneurs, ou l’étiquette « plasticien » semble donner une valeur ajoutée avant même de regarder l’image, JR se fout de ces conventions. Il rappelle l’élasticité de la photographie, il en utilise toutes les possibilités. L’affiche est son mode opératoire, le centre de son intervention. Comme il se trouve être bon photographe, ce qui aurait pu ne pas être important, il photographie ses installations dans leur environnement, pour produire des images vendues par sa galerie en vogue, sa principale source de financement. La presse n’est plus une fin en soi mais est convoquée ainsi qu’internet pour faire écho à l’événement.
Sans le savoir, il appartient à une lignée qui a commencé avec Claude Bricage et son projet « photographier la ville » au début des années 80. Photographe et militant Bricage avait créé une des premières initiatives du département de Seine Saint Denis, qui se poursuivra avec de nombreuses autres. Afin de montrer l’évolution de la Banlieue des stages avaient été organisés pour que des jeunes appréhendent leur environnement. L’exposition avait été affichée en extérieur dans les villes concernées au format 120 x 180 cm.
Martin Parr provoquera un scandale à Londres avec sa série « Sign of the times » sur le gout des anglais. Les photos montrant la décoration des intérieurs britanniques et des citations de leurs habitants étaient exposées dans les panneaux publicitaires de Londres et dans le métro, sans aucune explication.
Guy le Querrec fera la publicité du festival de Jazz banlieues Bleues, à nouveau en Seine Saint Denis, sur une affiche de 4 mètres sur 3 dans le métro, muette pour comencer elle se couvrait quotidiennement d’une nouvelle petite photo du concert du jour.
Lorsque je dirigeais Magnum je m’en inspirais à deux reprises. Le lendemain de l’intervention de l’armée Place Tien Anmen à Pékin en 1989, empêchant toute couverture journalistique, avec Stuart Franklin nous avons offert la fameuse photo du personnage en chemise blanche arrêtant les chars à Amnesty International pour une affiche qui fut largement diffusée. Lors du conflit en Bosnie, alors que les Serbes tenaient le siège de Sarajevo depuis plusieurs mois, et que la presse avait relâché sa couverture de façon choquante, j’ai proposé à Gilles Peress de ceinturer Paris avec des affiches de 3 mètres sur 8 montrant deux de ses photos des habitants et cette seule phrase « Sarajevo 300 000 otages ».
Le « 11 septembre » donnera lieu à une des initiatives les plus émouvantes où des photographes amateurs et professionnels ont apporté leurs photos des tours jumelles, tirées sur ce qui était les prémices du tirage numérique, elles ont été punaisées au mur, pendues au plafond d’une boutique. « Here is New York » (« voici New York ») devenait un temple, un lieu de recueillement et d’échange et aussi de vente de tirages à prix populaires pour soutenir les familles des victimes.
Enfin inlassablement, pacifiquement, mais avec rage, l’Israélien, David Tartakover détourne, avec l’accord de leurs auteurs, des photographies de presse, pour produire des affiches uniques dénonçant les faiseurs de guerre du conflit israélo palestinien, qu’il installe toujours derrière la même vitrine d’un café de Tel Aviv.
Nous sommes loin du marché de l’art, loin de la presse aussi, dans une véritable alternative d’information publique. Le message doit être simple, mais il ne peut être détourné, la photographie ne sera pas recadrée, légendée ou titrée de façon à modifier son sens comme il arrive à la presse de le faire maladroitement.
En développant son procédé et en l’appliquant à des territoires plus lointains, JR s’est efforcé d’impliquer les populations dans la réalisation des installations. Promettant les tôles ondulées, support de ses portraits, au habitants des bidonvilles kenyans afin qu’ils surveillent l’installation le temps de son éphémère existence, les toiles étanches, imprimées d’images, aux habitants des favelas de Rio de Janeiro pour renforcer l’étanchéité de leurs abris.
Il n’est pas photographe de l’événement. Il nous force à regarder des phénomènes que l’habitude et la résignation nous font oublier tant leur absurde violence s’est installée dans la durée.
Son combat le plus récent pour nous interpeller sur la place de la femme dans des sociétés ou elle n’est pas l’égale de l’homme, passe par le regard. Le portrait simplifié à l’extrême. Des regards interrogateurs, profonds, bienveillants mais graves. Plus le graphisme de JR est dépouillé, plus son message est clair. Il nous attire par une installation spectaculaire et nous envahi avec ces regards qui interrogent longtemps notre conscience.
Pour la photographie il est aux années 2 000 ce que Nan Goldin était aux années 80. Il ne cherche pas une photographie au cadre virtuose. Il souhaite être le témoin d’une société dans chaque projet. Avec l’affiche, installée dans le paysage même de la crise mise en valeur, il invente un outil de diffusion, comme Nan pratiquait la projection audiovisuelle dans les cafés.
JR ne revendique pas de gloire, il préfère l’anonymat et l’aventure collective que ses projets génèrent. Il manie l’humour avec courage, manipule la presse, internet et le marché de l’art pour servir son propos, qui a la belle valeur d’être purement politique, même si ce mot fait peur à sa génération. Il prend partie, nous force à regarder son point de vue, il s’engage.