Les ruines analogues de Daniel Arsham
Par Martine Bouchier
L’art de Daniel Arsham est une énigme dont la résolution prend corps dans les contacts avec un dehors dont il tire la matière de son inspiration. En important différents domaines esthétiques – le paysage et l’architecture – dans celui de l’art, il montre que l’art exerce un pouvoir sur d’autres domaine, nous allons voir ici comment s’exerce ce pouvoir.
Peinture de paysage, sculpture par taille et entaille, représentation, collage, les moyens utilisés appartiennent exclusivement à l’art. Et malgré l’étroite relation qu’entretien cet artiste avec l’architecture ou le paysage, il maintient une distance qui garantit une certaine continuité de son art avec les formes historiques antérieures. Nous sommes dans un processus où l’art reste dans ses limites, dans ses codes, ses médiums, ses espaces de production et de fabrication. Daniel Arsham ne sort pas dans le paysage, n’intervient pas sur l’architecture, il capte et capture un dehors qu’il fait entrer dans ses espaces d’expression, il emprunte architecture et paysage comme pouvaient le faire, dans la tradition japonaise, les créateurs de jardins qui s’ingéniaient à augmenter leur espace en y intégrant la vue lointaine, d’un temple, d’une montagne ou d’un arbre.
L’architecture est prise à partie, mur attaqué à la disqueuse, pan de façade arraché et renversé, pilier dont la fonction porteuse est anéantie par la suppression de la continuité structurelle entre un plafond et un plancher. Plus encore, attaque d’un paradigme du Mouvement Moderne – le Couvent de la Tourette de le Corbusier – qui se voit décontextualisé de son paysage d’origine et replacé dans un environnement montagneux iconique. Ce déplacement défie « Du lait de chaux, la loi du Ripolin », texte dans lequel Le Corbusier appelait en 1925 à l’usage généralisé du blanc, synonyme de simplicité, de vérité et de pureté, trois notions posées en faux contre la simulation du réel incarné par le « décor qui cache les taches et toutes les tares».
Par cette posture, Arsham désigne le clivage comme rouage essentiel de sa relation à l’architecture, une relation faite d’abord d’attraction puis de répulsion. Il attire, capture, intègre les constituants architecturaux, puis s’en détache par une mise en scène de destruction. Renversement, érosion provoquée, disparition sous une luxuriante nature qui reprend ses droits, l’effondrement de structures ingénieusement érigées atteste de la domination des forces de l’art sur la rationalité architecturale. L’art défie la cohésion de la structure architectonique lorsqu’une colonne se brise, défie l’intégrité de son image lorsqu’un pan entier de façade perd sa frontalité, défie la continuité du plan lorsque se fragmente l’unité du volume dans le décor pour Merce Cunningham.
Pris dans le foisonnement végétal, les « architectones » font resurgir les sentiments esthétiques provoqués par les ruines classiques comme la mélancolie ou une certaine idée du sublime portée par l’impression d’un impassible envahissement, par un lent travail de la nature. Mais ce qui frappe, c’est l’apparente longévité des formes architectoniques, de la géométrie, du blanc immaculé. Nous voyons une ruine sans érosion, une ruine sans la violence des phénomènes destructeurs contemporains, qu’ils soient naturels ou provoqués. Car à l’évidence, ces œuvres coexistent, avec les tragédies quotidiennes imposées par la violence du terrorisme, par les guerres, les catastrophes naturelles, le développement des grandes métropoles. Mais tout ici respire la lenteur, l’absence de conflit, la paix.
C’est ainsi certainement que Daniel Arsham dessine les linéaments d’un contexte politico-culturel qui trouve, dans les formes créées, un écho visuel reprenant, soulignant ou amplifiant le réel, même indirectement.