La série Veils rend hommage à la mer Lutétienne, vaste étendue miroitante qui, il y a 45 millions d’années, au cours de l’époque éocène, recouvrait une grande partie de l’Europe actuelle. Sous ses flots tranquilles dérivaient des micro-organismes calcaires comme les coccolithes, dont les boucliers squelettiques se sont déposés au fil des millénaires pour former les substrats crayeux qui façonnent encore aujourd’hui de nombreux paysages. Ce sédiment lumineux, né de la transformation et de l’éternité, est devenu un socle de mémoire — une archive minérale contenant les murmures d’océans disparus tout en sculptant les contours de la terre émergée.
La craie sous ces paysages est une réminiscence spectrale de cette préhistoire marine, résonnant du souvenir d’un fond marin ancien tapissé des exosquelettes calcifiés de coccolithes déposés dans des eaux depuis longtemps retirées. En surface, la terre s’entrelace aux traces fossilisées de forêts marines et de récifs, leur présence résonnant comme un écho fantomatique des vagues lutétiennes qui enveloppaient autrefois l’Europe.
Veils, de Julian Charrière, navigue à travers ces strates temporelles, tissant un dialogue entre la mémoire géologique profonde et les écosystèmes fragiles du présent. À travers la photographie numérique, il capte la vitalité vibrante des récifs coralliens — cathédrales vivantes de biodiversité aujourd’hui menacées à l’ère de l’Anthropocène. Le spectre RVB agit à la fois comme outil de standardisation et comme médium de permanence, traduisant la fugace vitalité marine en reliques numériques durables. Mais ces photolithographies vont au-delà du numérique : elles s’ancrent dans l’essence minérale du registre géologique lutétien. Des pigments de craie, extraits de strates marines anciennes, sont réduits en particules fines, leurs teintes sourdes portant l’essence d’un monde océanique disparu. Par la photolithogravure — une technique d’impression du XIXe siècle utilisant une pierre calcaire d’origine marine — ces pigments sont réanimés, intégrant les images dans la mémoire matérielle de leur origine. Les tirages qui en résultent ne sont pas de simples représentations, mais des prolongements physiques des paysages qu’ils évoquent — une fusion entre langage visuel et vérité géologique.
Cette interaction entre médium et matière constitue une élégie silencieuse pour les récifs coralliens, dont les teintes jadis éclatantes s’éteignent sous la pression implacable du changement climatique et du blanchissement. Ces vestiges squelettiques, dépouillés de vie et de couleur, reflètent les formations crayeuses qui sous-tendent Veils — rappel brutal des cycles inévitables de création et d’effondrement de la nature. Sur ce fond de perte, l’œuvre relie la mémoire d’une mer disparue à la vibrante précarité des océans contemporains, offrant une méditation poignante sur la fragilité et la résilience écologiques.
Les tirages eux-mêmes, pâles et atténués comme des coraux blanchis ou des falaises crayeuses, incarnent les thèmes de fragilité et de transformation. Leur esthétique atténuée évoque les cycles inévitables de la vie, où la vitalité florissante cède la place à la poussière et au souvenir. Cette pâleur reflète les rythmes de la nature, où la lumière s’éteint en ombre tout en perdurant dans une immobilité minérale. Veils se déploie finalement comme un hymne spectral à un monde liquide — une méditation sur la convergence de la mémoire et de la matière, de la vie et du temps géologique. Elle nous invite à entendre les murmures des mers anciennes, fossilisés dans la craie, tout en témoignant de la beauté fragile des écosystèmes au bord de l’effacement..