
"Tête à tête avec un crâne"
par Kathy Siegel
Texte extrait du catalogue de l'exposition "Chiho Aoshima" au Musée d'Art Contemporain de Lyon en 2006.
À New York, l’année dernière, personne ne pouvait échapper au spectre de la tête de mort. Elle ornait les T-shirts, bien sûr - le meilleur endroit pour afficher ses préférences en matière de groupes de rock et sa rébellion contre l’autorité - mais aussi les écharpes de soie d’élégantes et les derby de gentlemen généralement peu associés au heavy metal ou aux penchants gothiques. Jusqu’à un certain degré, ce voile funèbre jeté sur les dernières tendances de la mode n’est que ce qu’il est : de la mode. Mais la mode n’est jamais “que” ça - qu’un aparté - et il y a quelque chose, dans l’attrait qu’exerce ce motif, qui se rattache à une pléiade de croyances, vagues impressions et symboles obscurs, mal définis, mystérieux, qui imprègnent ce moment culturel.
Je pensais à ces têtes de mort, l’autre jour, en contemplant la magnifique gravure de Chiho Aoshima : A Contented Skull, 2003. D’un énorme crâne, posé au milieu d’un cimetière, émerge un arbre d’ornement en fleurs qui le traverse et l’entoure, ses branches s’étendant et se tordant sur fond de ciel bleu brillant. Sur un côté de l’image, une grande silhouette féminine mystérieuse est affaissée contre le crâne. Ses cheveux s’entremêlent aux branches au point de défier toute distinction. On dirait qu’elle procède de l’arbre même. À l’opposé, une petite silhouette de fillette (peut-être un avatar de l’artiste) contemple la scène. En tant qu’image branchée et dorée de la mort, A Contented Skull est de plain pied dans la tendance de la mode internationale - tout en étant aussi spécifiquement japonais : les branches en fleurs très décoratives rappellent l’ondulation mouvante des compositions des rouleaux japonais traditionnels. L’imagerie du crâne rappelle d’une part une célèbre gravure de Kuniyoshi, maître du style ushiyo-e, dans laquelle un démon prend la forme d’une squelette géant, et d’autre part, un dessin animé pour enfants des années 1970, dont chaque épisode hebdomadaire se terminait sur l’image d’un champignon atomique en forme de squelette. La teneur du dessin - comme une grande partie de l’œuvre d’Aoshima - reflète de la même manière l’entrelacs des réalités de la mondialisation, de l’histoire et de la sensibilité japonaises.
Nous entrons à peine dans le nouveau millénaire mais déjà, le siècle naissant a un parfum de fin de siècle, reflet des images de conflits nationaux et religieux, de réchauffement global et de désastres annoncés que nous renvoie la presse quotidienne. La tête de mort exprime sans doute une envie superficielle d’être en marge, non-conformiste, mais elle distille aussi une note de mauvais présage. Les artistes, eux aussi, consultent des voyants, invoquent les esprits, font appel au surnaturel, vivent dans des mondes imaginaires, craignent et imaginent le pire. Ces sujets envahissent le travail de Paul Chan, Banks Violette, Jutta Koether, Philippe Parreno et d’autres artistes connus aussi bien aux États-Unis qu’en Europe. S’ils critiquent souvent, de façon implicite, la situation politique actuelle - caractérisée par les courants religieux fondamentalistes (avec tout ce qu’ils véhiculent d’adhésion enthousiaste à une imagerie de fin des temps) et les croyances aveugles (par opposition à l’analyse rationnelle) - ils sont aussi en harmonie avec elle.
Ici, comme dans d’autres domaines, la perspective japonaise a sa propre histoire et sa spécificité. Depuis les années 1980, nombre d’anime et de mangas japonais, parmi les plus importants, se situent dans des mondes post-Apocalypse, détruits par des conflits guerriers dévastateurs et/ou des désastres écologiques.
Les livres et films Akira, Evangelion et Nausicaa sont les exemples les plus connus d’histoires qui se déroulent sur un tel fond de désolation. Comme l’ont fait remarquer de nombreux critiques, fans et experts, la préférence pour ce type de cadre est à rapprocher du fait que le Japon contemporain est déjà - littéralement - une nation post-Apocalypse, après Hiroshima, après Nagasaki, après la pluie dévastatrice de bombes incendiaires que subit Tokyo. Takashi Murakami, icône de l’art pop tokyoïte, avalisa ce rapport dans son exposition de 2005 : Little Boy, et , dans une série d’articles pour des catalogues, souligna son importance pour l’art et plus généralement la culture japonaise contemporaine.
Si Chiho Aoshima n’a pas fréquenté d’école d’art, elle a appris les subtilités de l’infographie en regardant faire les autres. Parallèlement à son travail pour le studio de Takashi Murakami, elle développa sa propre pratique artistique. Ses premières œuvres, tel Fish Market, 1999, tendent à utiliser la couleur locale et des formes simples, aux contours exagérément soulignés. Leur style et leur teneur doivent énormément aux images populaires des gamines de mangas, qui combinent innocence, sexualité et violence. D’un point de vue formel, Ero-Pop, 2001 et Piercing a Heart, 2002, présentent déjà plus de complexité et de subtilité, avec des strates d’images et d’effets de couleur d’ambiance, bien que ces deux œuvres se concentrent encore sur un seul personnage principal. Si la référence stylistique au manga court comme un fil rouge plus ou moins prédominant à travers son œuvre, en général, la composition des travaux plus récents d’Aoshima se complexifie. Le trait est à la fois délicat et théâtral : de longues courbes descendantes relient une myriade de personnages ou de vignettes pour composer une seule œuvre qui peut atteindre la taille d’une peinture murale.
Cette expansion dans l’espace va de pair avec un étoffement de la teneur et le développement d’une forte dimension temporelle : non seulement les grandes peintures murales déroulent de véritables histoires mais les allusions au passé se répandent dans toute l’œuvre - un sentiment que l’ancien persiste au milieu des images et des techniques digitales les plus modernes et qui trouve une forme douce d’expression dans la prédilection d’Aoshima pour les objets anciens - usagés ou « vintage ». À un journaliste qui l’interrogeait sur ce qu’elle aime dans la culture japonaise, elle répondit qu’elle aimait flâner dans les marchés de brocante et d’antiquités. i Un goût qui se retrouve, tout aussi mélancolique, dans son amour des bâtiments abandonnés ou oubliés : « De mauvaises herbes qui poussent dans les lézardes. De furtifs coups d’œil à travers des fenêtres cassées qui laissent entrevoir des intérieurs sombres, des arbres entrelacés, des piquets à linge brisés, des jouets oubliés. »ii Plusieurs gravures représentent de jeunes filles - ou des goules ? - épiant le monde extérieur depuis l’intérieur de maisons apparemment abandonnées, où - on l’imagine - elles vivent des vies secrètes (Mado, 2003.) La version classique, romantique de cette envie, est l’intérêt qu’elle cultive également pour l’antique, pour la ruine architecturale :
"Tout a commencé quand j’ai vu des photos d’Angkor Vat dans le magazine Studio Voice. Je les ai mises au mur de ma chambre. Je les regardais tous les jours. Quand j’ai eu mon bac, je suis allée au Cambodge, là où se trouvent les ruines d’Angkor… Insensible au passage du temps, j’ai flâné lentement. C’était une sensation mystérieuse, comme si j’avais pénétré dans une autre dimension." iii
Le Romantisme du 19ème siècle fétichisait la ruine, souvenir d’un moment pré-moderne de l’histoire et stimulant triste et troublant des sensibilités et des émotions de l’individu. Il existe dans la littérature et l’art japonais une variante du Romantisme qui, malgré son lien avec l’art occidental, prit aussi un caractère spécifiquement nationaliste en se dressant contre la modernisation introduite par l’ouverture du Japon à l’Occident au 19ème siècle. iv
De la même manière, aujourd’hui, une croyance dans les personnalités mystiques du Shinto, et un amour des (ruines) des bâtiments japonais anciens, représentent une allégeance au Japon en tant que nation souveraine plutôt que redevable à des idéaux essentiellement exogènes du modernisme (même si, comble de l’ironie, le Japon a largement dépassé l’Occident dans de nombreux domaines de la modernité, de la haute technologie au consumérisme le plus élevé et le plus raffiné).
L’élan romantique le plus prononcé chez Aoshima est son passe-temps : la visite des cimetières. v
"J’ai réalisé que j’aimais les cimetières en voyant une perspective qui m’a rappelé une ancienne ruine. Il y avait des arbres partout, peu de gens, et les pluies acides avaient émoussé les formes distinctes des différentes pierres tombales autour de moi…Dans les cimetières, je me retrouve soudain à parler tout à fait naturellement à des gens que je ne connais pas. Je suis certaine que les gens vont dans les cimetières pour desserrer les nœuds qui leur étreignent le cœur, et les mots sortent alors tout naturellement. Si vous pleurez quand vous en avez envie dans un cimetière, vous vous sentez mieux, tout à coup. Le temps s’écoule lentement. Je voudrais me rendre dans tous les cimetières du monde ! " vi
Le cimetière - lieu de contemplation paisible : A Contented Skull , ou ville mystérieuse grouillant de goules et de zombies : Zombie, 2002 - est un motif très présent dans les œuvres d’Aoshima. Ce goût de l’horreur et du grotesque ou du Gothique (également reflété dans la culture populaire japonaise, en particulier dans le cinéma) se trouvait aussi dans la vague romantique qui balaya le Japon (et l’Occident) à la fin du 19ème siècle et dont l’œuvre de Tsukioka Yoshitoshi, que le critique d’art Midori Matsui considère comme un précédent du travail d’Aoshima, est un exemple très représentatif . vii Yoshitoshi était célèbre pour ses séries de gravures illustrant des histoires de fantômes (100 histoires de fantômes de Chine et du Japon, 1865) et de crimes célèbres, abondant en détails macabres.
Le regard d’Aoshima sur la nature est romantique plutôt que réaliste. Elle décrit des expériences - la confrontation avec un tsunami ou une tornade, ou, moins dramatique, la vision d’une montagne ou du ciel - qui sont bouleversantes par leur ampleur et leur force, et génèrent la crainte et le respect, voire la terreur. Des sentiments apparentés au concept occidental du sublime, et qui sont à mettre en parallèle avec ceux que font naître les cimetières, dans la mesure où ils inspirent une réflexion sur l’insignifiance de l’homme, et sont à la fois terrifiants et d’une immense beauté.
Aoshima utilise parfois des motifs de fleurs, d’insectes et d’animaux de manière décorative et admirable, surtout dans les œuvres de commande réalisées pour des magazines de mode (Vogue) et des créateurs (Issey Miyake). Mais même là, sa préférence ne va pas au trop manifestement aimable - chez elle, pas de chiots ou de lapinous pelucheux - mais plutôt aux insectes, aux reptiles, et autres créatures qui ne sont pas mignonnes à croquer. « Certaines créatures ont des formes si bizarres qu’on a du mal à y croire. Je n’arrive pas à croire qu’elles sont de ce monde. »viii Elle voit aussi dans les formes naturelles l’empreinte d’un monde préhistorique (pré-humain), d’un éclat figé du passé : « J’ai une attirance pour les créatures dont les formes ont survécu jusqu’à nos jours : les magnolias, les fougères, les crabes, les cœlacanthes pris dans l’ambre. C’est si beau, l’ambre : on dirait que le temps s’est emprisonné à l’intérieur.» ix
Dans la vision du monde d’Aoshima, les humains, plutôt que les insectes, finissent par sembler des créatures impuissantes, condamnées à l’anéantissement, même s’ils sont les auteurs de leur propre destruction.
Ses œuvres les plus récentes dépeignent de terrifiants désastres : autre trait caractéristique de l’art romantique, mais aussi élément de la réalité actuelle. Pour un Japonais d’aujourd’hui, l’apocalypse est à la fois une histoire vécue et un futur proche, dans lequel New York est sous les eaux, Paris étouffé sous l’effet de serre, Bombay écrasé sous la pression de ses bidonvilles, Beyrouth détruit par les armes nucléaires, et Tokyo éventré par des tremblements de terre. Sur l’immense peinture murale Magma Spirit Explodes. Tsunami is Dreadful, 2004, un hybride de tsunami et de tornade de feu géante engloutit le monde. L’œuvre est née, du moins en partie, de sa prise de conscience du réchauffement de la planète : « Je suis très préoccupée par les conditions climatiques anormales qui se manifestent partout dans le monde… Je ne pense pas que ce qui est prévu arrivera. Je pense que ce qui nous attend est pire encore, et que la race humaine sera éliminée… L’œuvre que j’ai présentée au Carnegie International [Magma Spirit], par exempte, une de mes plus récentes, représente cette vision catastrophe du futur. »x
Dans ses derniers travaux, Aoshima voit au-delà des désastres, au-delà de la fin du monde. Réanimant le concept prémoderne de l’histoire comme phénomène cyclique (plutôt que linéaire et progressif), son imagerie passe par les phases de l’urbanisme ou de la civilisation décadente et l’apocalypse pour arriver à la renaissance d’une planète pure et innocente. Dans Graveheads, 2005, de sombres nuages convergent sur une dense conglomération de pierres tombales qui ressemblent à un paysage urbain, et font tomber une pluie de sang. Les nuages disparaissent ensuite, laissant place à un arc-en-ciel. D’un ton moins dur, la jolie animation City Glow, 2005, décrit une cité dont les gratte-ciel sont des silhouettes féminines tout en courbes, clignotant de mille feux, envahis par une jungle primitive luxuriante. Dans une interview, Aoshima a exprimé une vision romantique semblable :
"Imaginer [la ville] toute délabrée, envahie d’arbres et de mauvaises herbes, c’est aussi très amusant ! Par exemple, Shibuya à l’aube, sans personne, me fait penser à un monde où les humains auraient péri. Comme d’autres cités tombées en ruine dans le passé, la nôtre passera un jour. À cette pensée, je ressens mon appartenance à l’histoire cosmique. Peu importe l’égoïsme de notre vie actuelle et individuelle, nous ne sommes finalement qu’un élément de la nature, et quel que soit notre degré de résistance, nous sommes impuissants."
Considérer l’effondrement de la civilisation actuelle comme naturel, comme une phase d’un cycle inévitable, souligne la passivité de l’identité contemporaine que Murakami et d’autres ont remarquée et qui semble gommer l’aspect politique des conditions actuelles comme le réchauffement de la planète, laissant l’individu résigné à ce qui doit arriver. L’effet de distanciation, de détachement de certaines œuvres d‘Aoshima semble avaliser cette esthétisation du désastre, l’idée qu’il est là pour être contemplé voire apprécié. Selon ses propres termes : « J’aimerais au moins voir de mes propres yeux à quoi ressemblera cette société quand elle s’effondrera. »
Tous les tableaux paisibles ( A Contented Skull) ont leur part d’ombre correspondante. Dans Swirling Zombies, 2003, des goules tourbillonnent frénétiquement autour des maisons : une image dans laquelle la peur et l’angoisse remontent des profondeurs pour surgir à la surface dans des couleurs intenses et violentes. Quelle que soit sa résignation à la perspective de la disparition du monde humain, ou son empressement à la fuir dans l’imagination, l’ampleur et l’énergie de l’œuvre d’Aoshima, et même son attachement au vocabulaire visuel spécifique des formes du modernisme tardif - anime et manga - sont des preuves de l’intensité de son engagement dans la vie ici et maintenant.
Katy Siegel
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i Tucker 66. Elle a déclaré à un autre journaliste que son artiste japonais contemporain préféré était l’écrivain Hitomi Kawakami, dont les écrits évoquent le mystère et le surnaturel dans la vie quotidienne, et qui vient de publier The Nakano Thrift Store (titre anglais, NdT Je n’ai pas trouvé le titre correspondant de la version française - si toutefois l’ouvrage est traduit ), série de récits dont l’héroïne est une jeune femme presque trentenaire qui travaille dans le bric à brac d’une brocante.
ii Entretien (non publié) avec Chiho Aoshima, conférence « What’s Good ? », Hong Kong Art Centre, janvier 2005.
iii Ibid.
iv Au Japon, comme en Occident, le Romantisme était une tendance stylistique générale de la fin du 19ème siècle. Elle est apparentée, tout en en restant distincte, à l’École romantique japonaise (Nihon Romanha) d’écrivains et d’intellectuels, qui fleurit de 1935 à 1945 et avait une position idéologique bien plus pointue.
v « Chiho Aoshima » Style 10 (supplément), Liberation #6971, 11 octobre 2003.
vi Aoshima dans « What’s Good ?»
vii Midori Matsui, Chiho Aoshima in Laura Hoptman, The 54th Carnegie International (Pittsburgh : Carnegie Museum of Art, 2004), 54.
viii Aoshima in « What’s Good ? »
ix Ibid.
x Ibid.