"Lorsque j’ai commencé à faire des recherches sur les archives de la Galerie 1900-2000, une eau-forte de Victorien Sardou a retenu mon attention: Quartier des animaux chez Zoroastre de Bernard Palissy. J’avais eu l’occasion de me plonger dans l’oeuvre de ce céramiste, car dans les environs du Jeu de Paume avait été construite une grotte que lui avait commandée Catherine de Médicis. En travaillant sur mon projet d’exposition au Jeu de Paume (Paris) en 2012, j’avais cherché à découvrir quels avaient pu être les fantômes de ce lieu et à les faire cohabiter avec mon travail.
En référence à Palissy, j’avais emprunté à la manufacture de Sèvres Fragment d’un serpent enroulé (1560) qui faisait partie de cette grotte fantastique.
Le titre du dessin de Sardou m’a tout de suite fait penser à cette recherche de fantômes, d’autant plus qu’il s’agissait d’un dessin médiumnique. Ayant souvent cherché à faire resurgir une vie invisible dans des lieux très chargés que j’ai pu filmer, ce rapport au dessin de médium m’a semblé constituer un point de départ, voire une méthode pour explorer les réserves de la galerie. Bien
d’autres oeuvres avaient été conçues avec des processus similaires, notamment des oeuvres surréalistes.
Je me suis attardé sur tous les signes, les objets autour de personnages illustres comme Duchamp, Picabia, Bellmer, Éluard, les oeuvres en marge et de leur entourage, tout ce qui pouvait constituer une constellation fantomatique et magique autour de ces artistes. J’ai retenu des oeuvres en relation avec des thèmes comme la radio, la nuit, un masque mortuaire d’Éluard touché par une balle allemande dans l’atelier d’André Breton, une photographie de Kertész, un autochrome de Dechavannes, une gouache de Bellmer sur papier noir, Une lune dans l’autre de Tanning, une décalcomanie de Breton…
« Je crois que le cinéma, quand on ne s’y ennuie pas, est l’art de laisser revenir les fantômes », disait Derrida. J’ai imaginé une exposition faite d’oeuvres autour de la nuit, de spectres, de visages que l’on reconnaît, un monde parallèle de rêverie élaboré de manière très intuitive, dans le prolongement de mon projet au Bass Museum of Art (Miami Beach), où les regards des peintures anciennes que j’avais sélectionnées donnaient le sentiment d’observer mes oeuvres, et de l’exposition « Memories of the Future », un accrochage pour lequel j’avais convoqué dix-huit artistes autour de la question de la manipulation du temps.
Les visages se tiendront là, tels des revenants, comme celui du premier portrait de Duchamp artiste par Hoffmann, en 1912, et il y aura aussi les premières oeuvres, comme les fantômes des oeuvres futures, avec ce paysage de Picabia de 1909 qui ne laisse rien imaginer de ce que va devenir son travail. Il me semble intéressant de jouer sur la présence de ces artistes, et pas uniquement sur celle de leurs oeuvres. De même que les surréalistes invoquaient les esprits ou mettaient en place des dispositifs destinés à faire surgir des voix fantomatiques (masques mortuaires, cadavres exquis, hypnose), j’aimerais réactiver ces objets, explorer leur magnétisme et leur pouvoir évocatoire d’une histoire, comme des témoins de cette période et de cette recherche. La coexistence de ces pièces formera une unique séquence, comme un long travelling nocturne qui s’enchaîne."
Laurent GRASSO