Texte originale :
Contretemps
Dans Léviathan, l'écrivain Paul Auster a emprunté des épisodes de ma vie. Je lui ai proposé d'inverser le processus, de créer un personnage de fiction que je tenterais d'incarner en obéissant au livre à la lettre. Paul a préféré m'envoyer des Instructions personnelles pour Sophie Calle afin d'améliorer la vie à New York. J'ai suivi ces directives. Mais je voulais devenir une héroïne de roman. Après avoir essuyé le refus de cinq autres écrivains, j'ai lu Bartleby et compagnie, d'Enrique Vila-Matas. Il est question, dans cet ouvrage, d'un livre de Marcel Schwob, Vies imaginaires, et du personnage de Pétrone qui conçoit le projet de faire passer du parchemin à la réalité les aventures qu'il a inventées. Je n'y croyais plus, mais j'ai tout de même contacté l'auteur. "Vous écrivez une histoire, et je la vis", ai-je résumé. Miracle, quinze jours plus tard, j'ai reçu Le Voyage de Rita Malú. Seulement ma mère agonisait, il ne lui restait que trois mois à vivre, et je venais d'être choisie pour occuper, l'année suivante, le pavillon français de la Biennale de Venise. Rita Malú ne pouvait pas enterrer ma mère, ni représenter la France; ça n'était pas écrit. J'avais cherché un complice pendant des années, je l'avais enfin trouvé, et je devais reculer. Vila-Matas n'a pas souhaité repousser aussi loin le voyage de Rita. Dans son livre Explorateurs de l'abîme, publié en 2007, un chapitre intitulé « Parce qu'elle ne l'a pas demandé » est consacré à ma forfaiture.